Jacques Loigerot : « Il faut douter des sources, de la qualité de l’information et sortir du cadre ! »
Passionné par les évolutions des pratiques de veille, Jacques Loigerot, ingénieur veille au Cetim (Centre technique des industries mécaniques), fréquente régulièrement les salons, colloques et ateliers destinés aux professionnels de l’information (iexpo, Documation, ateliers du secteur Veille de l’ADBS…).
Les échanges que nous avons pu avoir lors de nos rencontres m’ont incité à l’interviewer pour le Blog de Recherche éveillée, afin qu’il nous présente l’organisation de la veille mise en place au Cetim et, plus généralement, avoir sa vision de l’évolution du métier de veilleur.
Jacques Loigerot : ingénieur veille au Cetim
Recherche éveillée : Bonjour Jacques. Merci d’avoir accepté cet entretien.
Pourriez-vous tout d’abord vous présenter et expliquer à nos lecteurs quelles sont vos missions au sein du Cetim ?
Jacques Loigerot : J’ai rejoint la cellule de veille du Cetim en 1996, après des études de chimie, complétées par une spécialisation en sciences de l’information (DEA créé par Henri Dou, à l’université Aix-Marseille)… Mes activités y sont tellement intéressantes et variées que 21 ans après, j’y suis toujours !
La cellule de veille regroupe une dizaine de personnes et répond aussi bien aux demandes internes du Cetim qu’à celles des industriels. Nous intervenons ainsi de manière individuelle ou collective pour plusieurs clients, dans le cadre de recherches ponctuelles, de mise en place de veilles ou pour réaliser des états de l’art dans le domaine de la mécanique.
Pour accompagner au mieux les entreprises dans ces missions, je fais ma propre veille sur la veille, afin de suivre les évolutions du domaine. Je me rends ainsi à des salons, je lis des lettres d’information (comme Bases et Netsources), je suis le fil d’actualités de professionnels sur LinkedIn, et j’utilise beaucoup le réseau, notamment les rencontres du secteur Veille de l’ADBS.
Recherche éveillée : Quels types de veille mettez-vous en place pour vos clients ? Comment procédez-vous ?
Jacques Loigerot : J’accorde une grande importance à l’organisation de la veille.
En fait, j’aimerais l’organiser de façon à ce qu’elle puisse fonctionner en mon absence… Mais pour cela, il faut faire en sorte que les parties prenantes s’impliquent dans le processus, et ce n’est pas simple !
Ainsi, j’ai en charge plusieurs axes de veille techniques pour des groupes d’industriels, sur des sujets différents et précis comme la dissipation de l’énergie dans les boîtes de vitesse, les filières ENR, etc.
A chaque fois, le process est sensiblement le même :
- Je valide tout d'abord les axes de veille avec les clients industriels et l'expert Cetim.
- Plutôt que de sélectionner et diffuser moi-même l'information, j'essaie de m'appuyer sur un spécialiste métier au Cetim. J'alloue alors une partie de mon budget veille à cet expert. Je lui fournis un flux d'informations, et lui demande de l'analyser, de sélectionner les articles pertinents et de les publier sur un site wordpress interne que je créé, à destination des industriels.
- L'information est collectée à partir de requêtes que j'enregistre sur des bases de données payantes, telles que STN et Scopus. Le Web ouvert n'est pas surveillé sur des sujets technologiques, les banques de données payantes suffisent.
- Je mets en place des profils de surveillance dans différentes bases. L'expert reçoit les résumés d'articles dans sa boîte mail ; pour éviter de surcharger celle-ci, je créé une règle dans Outlook pour que les mails issus de STN et Scopus par exemple soient archivés dans un dossier.
- L'expert lit les alertes, sélectionne les résumés d'articles pertinents et les publie sur le site wordpress, ce qui permet de les capitaliser ; la publication se fait d'un simple clic, grâce à une extension de navigateur. L'expert et les industriels peuvent ensuite commander les articles qui les intéressent en texte intégral.
Jacques Loigerot : une synthèse des informations collectées et capitalisées est réalisée régulièrement, et permet de réorienter les axes de veille
Recherche éveillée : Y a-t-il des livrables en complément du site wordpress ?
Jacques Loigerot : Notre veille est fournie en « temps réel » (dans la semaine), avec des informations publiées sur le site wordpress. Le premier livrable est donc constitué des brèves annonçant leur publication.
A partir de ce qui a été publié sur le site wordpress, nous réalisons chaque mois un livrable PDF avec les points les plus importants du mois (une vingtaine d’articles en moyenne). Ce document, qui représente une page A4 recto-verso, est publié sur l’extranet du Cetim, et les industriels y ont accès.
En complément, pour chaque axe de veille, une analyse des synthèses est réalisée au bout d’une période plus longue. Elle permet de mettre en évidence les sujets les plus traités, et de réorienter en conséquence les axes de veille. Ce livrable annuel sert à se reposer les questions sur la veille. Il ne fait pas plus de 4-6 pages, et est envoyé aux industriels.
Mais je ne m’arrête pas à l’envoi de la synthèse aux industriels. J’essaie d’avoir leurs retours sur cette synthèse, par le biais de questionnaires en ligne, de relances et de temps de partage, etc.
Recherche éveillée : Quels sont vos retours sur l’organisation de cette veille ?
Jacques Loigerot : L’aspect organisation de la veille est vraiment important. Mais il y a encore beaucoup à réfléchir pour qu’il soit plus fluide et plus réactif !
En fait, l’organisation actuelle s’est faite progressivement, sur 2-3 ans. Le système « site wordpress + livrables + synthèse + questionnaire » n’a pas été mis en place directement.
Nous employons plutôt la méthode « essai-erreur » : on expérimente, on identifie les points faibles, on essaie de comprendre et de trouver des solutions… Bref, on apprend en marchant !
Aujourd’hui, une vingtaine de sites wordpress ont été constitués pour des groupes d’industriels qui commandent des études de veille. L’idée est de faire en sorte qu’ils soient aussi consultés par tous les experts Cetim internes concernés par le sujet.
Cela étant, le fonctionnement n’est pas totalement satisfaisant. La gestion de différents sites wordpress et de leurs utilisateurs peut paraître complexe, il faut vérifier dans quel site publier l’information, il faut modifier les articles pour qu’ils soient notifiés, etc.
Des outils type RSE seraient certes utiles, mais en matière de budget, nous avons choisi de privilégier les abonnements aux sources d’information (STN, Scopus, Orbit, Intellixir…).
D’autre part, l’organisation repose également sur la réactivité de l’expert Cetim.
Dans l’absolu, j’aimerai qu’il prenne le temps de sélectionner et de publier les articles pertinents une fois par semaine, afin de proposer une veille en « temps réel » aux industriels (la notion de « temps réel » étant entendue ici comme « dès la sélection »…).
Mais ce n’est pas si simple ! L’expert ne trouve pas toujours le temps de faire la sélection, tout simplement car cela représente pour lui une charge de travail supplémentaire (pour un axe donné, l’expert reçoit environ 200 articles par an à lire).
Pour « motiver » l’expert, je le rencontre en moyenne une fois par mois, ce qui permet de faire le point, voir ce qui a bien fonctionné, repérer les informations qu’il a jugé pertinentes, vérifier qu’il les a publiées et récupérer des informations qu’il pourrait avoir identifié en dehors du processus de veille…. Bref, je vois avec lui comment réorienter le process en fonction des résultats, s’il faut élargir les requêtes, etc.
Cette rencontre est indispensable au bon fonctionnement du système de veille. Sans elle, il ne se passe rien ! J’ai pris conscience qu’il faut dépenser beaucoup d’énergie pour que le système fonctionne !
Jacques Loigerot : il faut savoir saisir les opportunités et ne pas se cantonner au seul métier de documentaliste
Recherche éveillée : Vous êtes au Cetim depuis de longues années. Quel regard portez-vous sur l’évolutions de vos pratiques de recherche et de veille et, plus généralement, sur l’évolution du métier de documentaliste ?
Le métier de documentaliste a évolué. Au sein de la cellule de veille, nous faisons bien sûr de la documentation, mais aussi de la veille, de l’analyse, de la synthèse… et pas seulement technique. Nous pouvons réaliser des études de marché, faire de la prospective, des études à forte valeur ajoutée… Nous sommes capables de proposer du contenu pour que les dirigeants prennent des décisions à partir de ces informations.
Nous sommes d’autre part régulièrement sollicités pour ce qui concerne Internet. On me demande par exemple mon avis sur les méthodologies de recherche, mais aussi sur la visibilité, les réseaux sociaux, etc. Bref, nous devenons des consultants interne pour les sujets liés à l’évolution d’Internet.
Nous accompagnons également les différents pôles (il y a 16 pôles technologiques au Cetim) pour qu’ils mettent en place leur propre démarche de veille. C’est vraiment une posture d’accompagnement. Ce n’est pas de la formation.
Nous nous sommes d’autre part rapprochés du marketing. Nous allons sur des salons, interviewons des acteurs, réalisons des études de positionnement et nous produisons donc de l’information grise à forte valeur ajoutée. Cet aspect, qui se rapproche du marketing (interviews, questionnements sur les salons, positionnement…), est une démarche à forte valeur ajoutée que l’on ne pratiquait pas initialement…
Notre métier a évolué, s’est élargi en termes de compétences… Ce n’est pas forcément évident au départ pour un documentaliste de penser à réaliser un questionnaire, de prendre son téléphone, d’aller en interview, de faire une synthèse et de restituer les résultats devant des dirigeants d’entreprise…
Mais il faut aussi savoir saisir les opportunités.
A titre d’exemple, on m’a demandé en 2000 de faire une veille sur l’éolien. C’était une veille documentaire mais aussi une veille « debout » (dans les salons, via des échanges avec des industriels et des lobbyistes…). J’ai interviewé les acteurs, développé mon réseau, réalisé des synthèses, puis des études stratégiques…
Au fil du temps, je me suis aperçu qu’avec cette veille, j’étais devenu « spécialiste » du Cetim pour ce qui concernait la filière éolienne, car j’avais une vision globale du secteur et des relations dans la filière. Je suis désormais amené à faire du lobbying, de l’accompagnement commercial, des mises en relation, des recommandations, etc.
Dans le domaine de la propriété industrielle, je suis passé de la recherche de brevets à l’analyse stratégique et à la lutte contre la contrefaçon. Cela a nécessité quelques formations continues au fil des ans, mais surtout des projets qui nécessitent de s’investir au-delà de ce qui est prévu ou au-delà des compétences.
Au final, nous sommes capables d’évaluer les forces et faiblesses d’un brevet, d’argumenter sur la crédibilité d’un brevet, d’analyser la stratégie de dépôt d’une entreprise, ses forces et ses faiblesses…
Il peut y avoir de nombreuses opportunités intéressantes pour le professionnel de l’information. Mais il faut savoir les saisir, et ne pas se cantonner au seul métier de « documentaliste »…
Jacques Loigerot : il est indispensable de sortir de son environnement et de prendre des risques, en allant sur des terrains inconnus
Recherche éveillée : Si vous deviez donner des conseils pour des recherches ou des veilles les plus justes possibles, quels seraient-ils ?
Jacques Loigerot : Mon premier conseil à trait au sourcing.
La table ronde d’iexpo sur les « bulles de filtre » et les biais cognitifs (« Comment effectuer votre veille à l’heure de la désinformation et des bulles de filtres ? ») m’a interpellé. J’ai pris conscience de la nécessité de remettre en cause régulièrement les sources d’information que l’on suit. De se demander si l’on a bien repéré les bonnes sources d’information…
Il faut douter des sources et de la qualité de l’information. Cette qualification / validation de l’information est la compétence clé du documentaliste-veilleur !
Mon deuxième conseil concerne le livrable.
C’est un point très important.
Il faut sans cesse se demander si ce que l’on a trouvé comme information et que l’on a synthétisé répond bien aux attentes du client. Pour cela, il faut que le livrable soit accessible et « digérable » par le client, et qu’il soit mis à disposition sur le bon support et il faut un retour du client.
Mon troisième conseil enfin est qu’il est indispensable de sortir de son environnement et de prendre des risques, en allant sur des terrains inconnus.
Il est nécessaire de se ressourcer avec d’autres acteurs de la veille et de métiers connexes. Il ne faut pas rester dans sa bulle si l’on veut découvrir les multiples possibilités et les évolutions des pratiques dans le domaine de la veille. Il faut partager, échanger et se former, sans quoi on n’évolue pas !
Recherche éveillée : Merci Jacques pour ce partage…