Peut-on se fier à Wikipédia ? Les conseils de Guy Delsaut
Quinze ans après avoir été lancée, en janvier 2001, à l’initiative de Jimmy Wales et de Larry Sanger, le succès de l’encyclopédie collaborative Wikipédia ne se dément pas, bien au contraire. L’encyclopédie regroupe aujourd’hui 42 millions d’articles dans plus de 290 langues, et est le 5e site le plus consulté au monde. La version française quant à elle rassemble près de 15 500 contributeurs actifs, et plus d’1,8 millions d’articles.
Pour autant, la plus grande encyclopédie du monde fait régulièrement l’objet de mises en garde, de débats et de controverses, relatifs notamment à la fiabilité des informations qu’elle rassemble. Car en étant construite sur le mode du wiki, elle permet à tout un chacun de collaborer au contenu des articles, ce qui fait sa force … mais aussi sa faiblesse.
Guy Delsaut : « La plus grande force de Wikipédia est sans doute sa mise à jour »
Contributeur actif à Wikipédia – autrement dit « Wikipédien » – depuis plus de 10 ans, Guy Delsaut est conscient que l’information lue sur l’encyclopédie collaborative doit être maniée avec précautions. Pour permettre aux internautes d’utiliser cet outil de manière aussi pertinente que possible, et de s’assurer en particulier de la fiabilité des informations, il vient de publier aux Editions Klog un ouvrage baptisé « Utiliser Wikipédia comme source d’information fiable » .
crédit photo : Denis Renard, ABD-BVD
J’ai eu envie d’en savoir plus sur cette initiative…
Recherche éveillée : Bonjour Guy. Merci d’avoir accepté cet entretien. Pourriez-vous tout d’abord vous présenter et expliquer à nos lecteurs les raisons qui vous ont conduit à écrire cet ouvrage ?
Guy Delsaut : Après une formation de bibliothécaire-documentaliste à la Haute Ecole Paul-Henri Spaak (IESSID) à Bruxelles, j’ai travaillé plus de 16 ans dans différents organismes, avec des missions qui m’ont amené à rechercher l’information, la gérer, l’organiser et la diffuser.
Parallèlement, je me suis investi au sein de l’Association belge de documentation (ABD-BVD), dont je suis aujourd’hui Président. J’ai assumé plusieurs années les fonctions de rédacteur en chef de la revue Cahiers de la Documentation (éditée par l’ABD-BVD), et je suis toujours membre de son Comité de publication.
Ces différentes expériences m’ont donné envie en 2014 de prendre mon indépendance, et de consacrer davantage de temps à la rédaction d’articles et d’ouvrages. J’ai ainsi rédigé plusieurs articles pour l’Encyclopaedia Universalis, ainsi qu’un ebook publié il y a quelques mois dans la série « Business Stories » de la collection « 50 minutes », sur le thème « Wikipédia, l’encyclopédie libre et collaborative. Retour sur le succès d’un projet totalement innovant ».
Après avoir présenté l’origine du projet Wikipédia, et les clés de sa réussite, j’ai eu envie d’aborder ce qui pour moi est au coeur de mon métier, et qui en même temps fait souvent débat lorsque l’on parle de cette encyclopédie : la fiabilité des informations. De là est née l’idée de cet ouvrage.
Guy Delsaut : « La vérité absolue n’existe pas »
Recherche éveillée : Vous accordez dans votre ouvrage une place importante à « l’origine des erreurs » que l’on peut trouver dans Wikipédia. Vous citez parmi celles-ci le fait que « la vérité absolue n’existe pas ». Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
Guy Delsaut : L’affirmation est bien sûr à nuancer. Certaines informations factuelles peuvent évidemment être qualifiées de « vraies » ou de « fausses ». Mais pour autant, croire qu’un article peut être totalement fiable est selon moi utopique.
D’abord parce que, dans une synthèse, des choix ont été effectués selon la pertinence que l’on a accordée à tel ou tel point. Ensuite parce que la véracité d’une information n’est jamais totalement sûre.
Antonio A. Casili a ainsi écrit dans son article « Le Wikipédien, le chercheur et le vandale » que « Wikipédia n’a pas vocation à atteindre une exactitude universelle, mais à parvenir à un consensus » .
Je reviens d’ailleurs dans mon ouvrage sur les résultats d’une étude menée par l’université de Campbell, qui avait analysé des articles de médecine proposés par Wikipédia et avait relevé des erreurs.
La méthodologie adoptée par cette étude a par la suite été remise en question, notamment par Pierre-Carl Langlais, sur son blog Hôtel Wikipédia (« Etude-choc sur la fiabilité de Wikipédia : 90% des journalistes se sont trompés » ).
Cela montre bien qu’il n’est pas aisé d’étudier la fiabilité exacte d’une source, même dans un domaine précis comme les sciences exactes.
Recherche éveillée : Vous listez également d’autres sources d’erreurs (erreurs de bonne foi, vandalisme, manque de neutralité, etc.), que vous illustrez par des exemples concrets. Comment avez-vous procédé pour retrouver autant d’erreurs, alors que celles-ci ont le plus souvent été corrigées très rapidement ?
Guy Delsaut : Tout un chacun peut accéder à l’historique d’un article, et donc aux différentes versions d’une page, et peut repérer ainsi les éventuelles erreurs qui ont pu y figurer. Mais pour autant, il est effectivement difficile d’identifier des pages qui ont contenu des erreurs, lorsque celles-ci ont été révisées.
J’ai donc utilisé différentes méthodes pour découvrir les exemples que je cite dans l’ouvrage :
- en tant que Wikipédien, je surveille un certain nombre de pages, pour vérifier les modifications qui y sont apportées. Un système de couleurs me permet de distinguer aisément les modifications faites par des utilisateurs non inscrits de celles des utilisateurs habituels. Je peux alors vérifier l'information et éventuellement l'annuler en cas de vandalisme ou de modification douteuse,
- la presse se fait également l'écho de certains exemples, parmi les plus représentatifs,
- la section "Le Bistro" de Wikipédia est bien sûr une source inépuisable d'exemples et d'anecdotes, puisque c'est le lieu de discussion des Wikipédiens, qui vont échanger notamment sur les erreurs ou canulars qu'ils découvrent,
- certains articles sont également plus susceptibles d'être vandalisés quand ils sont liés à l'actualité (une société qui licencie par exemple). Je consulte alors l'historique de la page,
- certaines pages de Wikipédia recensent enfin les "perles" de l'encyclopédie...
Guy Delsaut : « Wikipédia peut aussi repérer des inexactitudes que d’autres sources n’ont pas vues »
Recherche éveillée : En mettant ainsi l’accent sur les critiques et les erreurs, n’avez-vous pas eu peur de renforcer les réserves que certains ont vis à vis de l’encyclopédie collaborative ?
Guy Delsaut : Peut-être, mais c’est un risque que je cours. Car il ne s’agit pas pour moi de faire un panégyrique de l’encyclopédie.
Je suis parfaitement conscient des reproches que l’on adresse à l’encyclopédie collaborative. Le questionnement sur la fiabilité des informations revient régulièrement.
Avec cet ouvrage, j’ai voulu dresser un tableau sans concession des types d’erreurs susceptibles d’exister, mais aussi des méthodes et des outils qui permettent le plus souvent aux contributeurs de les repérer et de les modifier.
Aujourd’hui, Wikipédia est incontournable. C’est un fait ! Entre le rejet total et absurde de Wikipédia et l’acceptation de tout ce qui y est écrit, il y a une marge.
Car si l’on peut découvrir des erreurs dans Wikipédia (comme dans toute autre ressource d’ailleurs), le fonctionnement de cette encyclopédie collaborative peut lui permettre, à l’inverse, de repérer des inexactitudes que d’autres sources n’ont pas vues.
L’exemple de la biographie d’Amélie Nothomb est à ce titre révélateur.
Cette femme de lettres belge s’est « inventé » une vie à travers un personnage de fiction, né à Kobé, au Japon, le 13 août 1967, et qui est présenté dans son oeuvre comme autobiographique.
De nombreuses sources, dont l’encyclopédie Larousse, attribuent cette date de naissance à l’auteure, sans autre précision.
Dans Wikipédia, deux pages sont consacrées à Amélie Nothomb. L’une est dédiée au personnage de fiction (né le 13 août 1967 à Kobé), quand l’autre concerne l’écrivain, née le 9 juillet 1966 à Etterbeek, Bruxelles. Cette dernière page revient d’ailleurs sur les controverses qui entourent Amélie Nothomb, et fournit les éléments permettant de vérifier les informations. Pour cela, il faut lire la page de discussion et les notes.
Guy Delsaut : « Le meilleur système pour repérer les erreurs reste son esprit critique »
Recherche éveillée : La partie la plus importante de votre ouvrage fait appel à l’esprit critique des lecteurs. Intitulée « Comment repérer les erreurs possibles et vérifier les informations », elle fournit de nombreux conseils et astuces pour s’assurer de la fiabilité des articles.
D’une façon plus générale, si vous deviez prodiguer des conseils aux lecteurs de ce blog, pour faire des recherches les plus justes possible, quels seraient-il ?
Guy Delsaut : lorsqu’on recherche une information, il est important de prendre du recul et de se demander « quel type de source est susceptible de contenir la réponse à ma question ? » . On pourra alors tenter d’identifier une source fiable, en interrogeant Google le cas échéant.
A titre d’exemple, pour retrouver les usines d’un groupe donné, il est préférable de se rendre sur le site web du groupe, et d’y chercher la localisation des usines, plutôt que de lancer une recherche sur Google avec les mots usines et nom du groupe…
Il faut bien sûr garder l’esprit critique, et ne pas se contenter de la 1ère page de résultats de Google…
L’une des citations qui circule sur le Web est d’ailleurs que « le meilleur endroit pour cacher un corps, c’est la seconde page de résultats de Google »…
Il faut enfin reformuler sa recherche, et remettre en question la requête qui a été posée. On doit pour cela comprendre ce que le client recherche, afin d’élargir les pistes à explorer…
Recherche éveillée : voyez-vous quelque chose à ajouter, en guise de conclusion ?
Guy Delsaut : j’ai écrit cet ouvrage pour que chacun puisse comprendre le fonctionnement de Wikipédia. Pour que les professionnels de l’information – mais aussi le grand public – découvrent les coulisses de cette encyclopédie collaborative, soient à même d’identifier les auteurs des articles, afin d’en vérifier la pertinence, et puissent comprendre de qui a amené les contributeurs à estimer que telle information est la plus vraisemblable (comme dans le cas d’Amélie Nothomb par exemple).
Mais le regard critique sur l’information devrait s’appliquer à toutes les sources. Il faudrait d’ailleurs pouvoir l’enseigner aux jeunes, pour qu’ils aient l’esprit critique vis à vis de ce qu’on leur dit, et de ce qu’ils trouvent sur Internet.
Pour en revenir à Wikipédia, lorsque l’on comprend le fonctionnement de cette encyclopédie, elle devient une source incomparable d’informations.
Recherche éveillée : Merci Guy pour ce partage.
Pour aller plus loin :
- • Utiliser Wikipédia comme source d'information fiable. Guy Delsaut. Editions Klog. Janvier 2016. ISBN : 979-10-92272-12-3. 182 pages. 20 €
- • Vérifier l'exactitude des informations de Wikipédia. Quelques astuces... Support de conférence de Guy Delsaut. inforum 2016. Mai 2016
- • Wikipédia : une source d'information extraordinaire ou une pseudo-encyclopédie peu fiable ? Guy Delsaut. Cahiers de la documentation. 2005/04.
Intéressant sujet d’ouvrage qui me permettra sans doute de compléter la manière critique (et constructive, j’espère 🙂 avec laquelle j’aborde le sujet lors de mes cours.
Un article de recherche publié sur First Monday (http://firstmonday.org/article/view/2830/2476) en… 2010 me permet encore aujourd’hui de promouvoir un usage raisonné de Wikipedia en m’appuyant sur les pratiques d’étudiants américains.
– se faire une idée d’un sujet (ne jamais faire de copier/coller)
– utiliser les notes de référence pour confirmer l’information
– utiliser Wikipedia comme réceptacle à mots clés pour élargir une recherche (une recherche sur « maladie de la vache folle » fournit « encéphalopathie spongiforme bovine », « ESB », « spongifom bovine encephalopathy », « BSE »… et autres équivalents linguistiques »).
Il me semble aussi important d’expliquer aux utilisateurs, comment effectuer des modifications (plus de 90% de mes stagiaires, pourtant professionnels de l’information, l’ignorent) pour qu’ils prennent de la distance avec l’information publiée et se sentent la possibilité de corriger une fiche lorsqu’ils sont sûrs d’un erreur et qu’ils peuvent la sourcer. Je leur explique également les garde fous que représentent l’investissement, parfois énorme, de Wikipédiens bénévoles qui modifient les contenus a posteriori. Explication des règles fondamentales, notamment celle qui a trait à la neutralité de point de vue. Explication encore de la présence de l’historique des modifications et de la possibilité de s’abonner au fil Atom d’une page.
A noter également la Wikimedia Research Newsletter (WRN) qui fournit une somme de sujets de réflexions à l’usage de Wikipedia
https://meta.wikimedia.org/wiki/Research:Newsletter
Merci Serge de toutes ces informations et de ton point de vue, toujours très riche et argumenté, sur le sujet.