La Boussole du métier de la Veille – Résultats d’une enquête
L’impact des médias sociaux est considérable sur la veille, tant pour les professionnels que pour leurs méthodes et leurs outils. En prendre conscience est nécessaire, lorsque l’on souhaite faire évoluer son savoir-faire et son offre. Cette prise de conscience nécessite non seulement de percevoir les effets induits par les réseaux sociaux, mais aussi de voir les réseaux sociaux en tant que manifestation.
J’ai eu l’occasion d’expliquer, dans un précédent billet, comment les réseaux sociaux ont modifié mes pratiques de veille. Pour mettre ces changements en perspective, j’ai souhaité explorer, dans leur diversité, les pratiques des veilleurs et surtout, les mutations de ces pratiques.
L’occasion m’en a été donnée lors de la Journée Inforum 2015, organisée par l’Association belge de documentation (ABD-BVD). En complément de mon intervention, j’ai remis aux participants un questionnaire, qui les interrogeait sur leurs usages des réseaux sociaux et leurs pratiques de veille ; j’ai ainsi récolté 64 réponses.
Les résultats de l’analyse quantitative et qualitative des réponses ont fait l’objet d’un article détaillé, qui paraîtra dans le prochain numéro de la revue Cahiers de la Documentation.
De ces résultats émerge le chemin d’évolution du métier de la veille, objet de cet article.
Petite précision : cet article étant centré sur les pratiques des utilisateurs, et non sur les fonctionnalités des services, l’appellation « réseaux sociaux » est ici utilisée au sens large, et désigne des services ayant des usages souvent plus diversifiés que le simple réseautage…
La récolte…
Quel usage les professionnels de l’information ont-ils des réseaux sociaux ? Quel est leur impact sur leurs pratiques de veille ? Comment évolue le métier de la veille ?
Pour répondre à ces interrogations, nous avons élaboré pour les participants à la journée Inforum un document contenant deux types de questions :
- quelques questions fermées, larges ou ciblées, visant à mieux cerner l’usage des réseaux sociaux par les répondants
- trois questions ouvertes, pour identifier concrètement les pratiques de veille des répondants aujourd’hui, les améliorations qu’ils voyaient et les pratiques qu’ils imaginaient dans les années à venir : Citez une ou deux pratiques significatives de votre veille aujourd’hui ? Si vous deviez mettre en place une pratique nouvelle aujourd’hui, quelle serait-elle ? Quelle pratique de veille imaginez-vous avoir dans cinq ou dix ans ?
L’analyse des données quantitatives des 64 questionnaires récoltés m’a permis d’obtenir quelques chiffres sur l’usage des réseaux sociaux par les participants, que j’ai comparés avec ceux qui existent sur les utilisateurs de réseaux sociaux aux Etats-Unis et dans le monde.
Cette analyse a validé les participants comme représentatifs des professionnels de l’information, et en particulier des veilleurs (ce qui était attendu, eu égard à la population interrogée…). Ces résultats feront l’objet d’un prochain article.
L’analyse qualitative des réponses aux questions ouvertes s’est déroulée quant à elle en deux temps.
1ère analyse : la méthode KJ de Kawakita Jiro
Une première analyse qualitative des résultats s’est faite en utilisant la méthode du diagramme d’affinités ou « méthode KJ » (du nom de son auteur Kawakita Jiro), au sein d’un groupe de co-développement constitué de six professionnels intéressés par la veille, qui en avaient des pratiques et des expériences diverses.
Nous avons tout d’abord retranscrit sur des post-it l’ensemble des idées contenues dans les questions ouvertes et avons obtenu 157 idées, que nous avons rassemblées sur un « mur de post-it ».
Nous avons alors sélectionné celles qui nous semblaient les plus intéressantes, pour répondre à la question « Quelles pratiques clés des professionnels de l’information liées à la veille ? ». A l’issue de plusieurs phases de sélection, 38 idées ont été retenues, et ont été regroupées par affinités.
Le diagramme obtenu s’est révélé très riche. Il a mis en évidence les incidences de l’évolution de l’offre technologique sur le développement, au sein des organisations, des capacités de management de l’information, mais aussi sur les évolutions socio-professionnelles auxquelles sont soumis les professionnels de l’information. L’ensemble aboutissant, au final, à une amélioration des services de veille pour les usagers.
J’ai présenté ces résultats en octobre dernier, lors de la journée professionnelle du Réseau Must (réseau des professionnels de l’information et de la documentation Musées, Patrimoine et Culture Scientifique et Technique).
Pour autant, les résultats étaient ceux d’une analyse structurelle ; ils ne s’attachaient pas à traduire le kaléidoscope des ressentis, idées et pratiques recueillis via les questionnaires.
2ème analyse : la démarche ABCDE par Elisabeth Brigant
En participant à une enquête menée par Elisabeth Brigant sur les entrepreneurs et les indépendants, j’ai découvert sa démarche ABCDE (Apprendre par la Boussole Consciente des Dynamiques Energiques).
La démarche ABCDE permet de faire émerger la face cachée de toute situation, tout écosystème… à partir des actes et des expériences, pour orienter et guider librement les acteurs impliqués, grâce à une Boussole dynamique.
Après avoir analysé structurellement (organisation, pratiques, outils, services..) les idées recueillies, en restant au niveau de la manifestation / de l’extériorité, j’ai eu envie de comprendre la partie invisible…
Elisabeth m’a alors accompagnée pour appliquer la démarche ABCDE au métier de la veille et explorer, dans toute sa complexité et dans toutes ses dimensions, la situation du professionnel de l’information au regard de l’envergure des réseaux sociaux…
Création de la Boussole du métier de la Veille
Nous avons analysé la sélection des idées recueillies à travers la Boussole, grille de lecture des dynamiques sous-jacentes aux actions vécues ou souhaitées.
La synthèse de cette analyse est que le Professionnel de l’information est dans un cercle vertueux commençant à germer. La Découverte amenée par la pratique des réseaux sociaux fait émerger une Compréhension renouvelée de la Veille.
Nous avons représenté dans un schéma 3D le développement du métier de la veille par l’usage d’une boussole dynamique.
La Découverte
Découvrir au sens explorer, prendre connaissance, mettre en évidence.
Que découvre le Professionnel de l’information en pratiquant avec ces nouveaux outils numériques ?
Le Professionnel de l’information prend conscience que la nature de l’information a évolué, tant en quantité qu’en durée de vie, voire en qualité/fiabilité. Cette perception peut être vécue avec angoisse :
- Le professionnel de l’information a très peur de se noyer, un jour, dans la profusion – tsunami d’information
- Le professionnel de l’information pense que l’information devient de plus en plus courte, éphémère et souvent inutile.
Se sentant pris dans un tourbillon, il se représente difficilement l’avenir pour lui et son métier :
- Le professionnel de l’information s’interroge sur l’intérêt de se projeter dans 10 ans, vu la rapidité de l’évolution des outils
- A l’horizon 2015-2020, le professionnel de l’information souhaite se recycler.
Pour autant, le Professionnel de l’information intègre les médias sociaux dans ses pratiques et les utilise dans toutes les phases de sa veille, transposant les process jusque-là adoptés.
Ainsi :
Il diversifie les sources de veille grâce aux nouveaux outils :
- Le professionnel de l’information veille sur les sites web des institutions de normalisation des documents et aussi de façon hasardeuse sur Scoop-it
- Le veilleur intègre les vidéos, podcasts et tous types d’événements retranscris via audio / images.
Il organise ses canaux de veille :
- Le service communication fait une veille dans la presse sur la société et sur certaines thématiques
- L’étudiant repère les sources à surveiller qui émergent automatiquement
- Le professionnel de l’information utilise des requêtes automatiques dans diverses banques de données
- Le professionnel de l’information s’abonne à des newsletters
- Le professionnel de l’information utilise des alertes sur des sujets qui l’intéressent.
Il utilise en particulier Twitter comme canal de veille :
- Le professionnel utilise un outil de veille inspiré de Twitter mais dont le contenu est stocké sur les serveurs de son entreprise
- Le professionnel utilise Twitter pour la veille et pour d’autres finalités.
Il structure les résultats de sa veille :
- Le documentaliste utilise un tableau de bord qui rassemble les résultats de veille et qui pourrait être paramétré selon les différents besoins des utilisateurs
- L’enseignante voudrait une veille qui permet d’intégrer rapidement et dans une seule interface les informations reçues
- L’enseignant espère des outils simples pour enregistrer un profil complet et recevoir des informations variées et pertinentes.
Il diffuse sa veille en interne grâce à des réseaux sociaux d’entreprise :
- Le professionnel utilise un outil de veille inspiré de Twitter, pour communiquer avec les autres membres de l’entreprise, exercer la veille, mais réservé en usage interne et stocké en interne
- Le veilleur met en place un réseau social d’entreprise alimenté par les activités de veille.
Il alimente enfin des outils de veille de l’entreprise :
- Le veilleur intègre les réseaux sociaux et les documents internes de l’entreprise à un “discovery tools”, afin d’avoir un outil de veille unique orienté knowledge management
- Le veilleur réalise un Netvibes par secteur / service pour l’interne.
Avec ces nouvelles pratiques, il élargit et cible sa veille :
- Le professionnel de l’information réalise une veille spécialisée via des communautés spéciales
- Le documentaliste utilise davantage les nouveaux outils web – médias sociaux pour rechercher des experts dans son domaine
- Le professionnel mène une veille plus large (quantité) mais plus sélective (thèmes de recherche).
A l’usage, avec ces nouveaux outils, le veilleur gagne en efficacité :
- Le professionnel de l’information s’inscrit sur moins de réseaux sociaux et paramètre mieux les comptes pour ne pas souffrir d’infobésité
- Le documentaliste rassemble les différents résultats de la veille pour gagner du temps et améliorer la visibilité des différentes sources.
Il mène à bien sa veille, et détecte notamment les signaux pertinents pour son entreprise :
- Le veilleur utilise les réseaux sociaux pour détecter les signaux faibles et forts qu’il transmet aux services de communication et aux chargés de projet.
A l’usage également, il prend goût aux échanges facilités par ces nouveaux outils, en particulier à l’échelle internationale. Ces partages lui deviennent nécessaires :
- Les besoins de partage via les réseaux sociaux grandissent avec le temps dans le domaine professionnel
- Le professionnel de l’information apprécie les interactions cosmopolites.
Ainsi, le Professionnel de l’information prend conscience que des fondamentaux de sa profession sont remis en cause, par exemple la durée de vie de l’information. Il perçoit l’incertitude de l’avenir pour sa profession et pour lui-même. Pour autant, il adapte son savoir-faire à ces nouveaux outils et en tire des bénéfices en termes de pertinence et d’efficacité. Et conquis par l’échange sur les réseaux sociaux, il se rend à l’évidence : ils lui sont devenus essentiels !
Et de la Découverte émerge, peu à peu et naturellement, la Compréhension.
La Compréhension
Comprendre au sens faculté de saisir intellectuellement, voir facilement les causes et les conséquences qui expliquent les faits, la réalité de quelque chose.
Que fait le Professionnel de l’information sur la voie de sa propre compréhension ?
Il veut mieux comprendre les nouvelles tendances accompagnant les réseaux sociaux et est prêt à s’investir pour cela :
- Le professionnel de l’information souhaite s’investir plus dans la compréhension des nouvelles tendances liées aux réseaux sociaux.
Il voit l’avenir dans la veille collaborative :
- Le veilleur souhaite une veille davantage co-construite et collaborative
- Le professionnel de l’information souhaite une veille participative
- A l’horizon 2015-2020, le professionnel de l’information participe à une veille collaborative pour alimenter une bibliothèque numérique avec une indexation par tag.
De façon volontaire, il développe le partage et l’échange au sein de son organisation :
- Le veilleur pratique le partage d’expériences et d’information en interne, au sein de son organisation
- Le bibliothécaire veut davantage communiquer avec les usagers.
Il connaît précisément les personnes pour lesquelles il œuvre :
- Le professionnel de l’information sait sur quoi travaillent les gens.
Au delà des outils, le Professionnel de l’information voit la valeur ajoutée des rencontres pour sa veille :
- Le documentaliste utilise des outils nouveaux, qui ne remplacent pas les interactions avec des personnes réelles
- Le professionnel de l’information s’informe via les médias, les blogs, le bouche à oreilles, pour connaître les personnalités et profils à suivre
- Le professionnel de l’information utilise des sources électroniques, observe sur le terrain, veille sur les journées d’étude.
Le Professionnel de l’information développe sa compréhension des réseaux sociaux au-delà des outils, depuis l’évolution culturelle, sociale, voire historique dans laquelle ceux-ci s’inscrivent, jusqu’à sa vision de la veille collaborative pour demain.
C’est en pleine conscience qu’il oriente son savoir-faire vers le partage et l’échange. Il voit et comprend la valeur des liens qui se tissent autour de lui, avec les usagers, les personnes référentes…
C’est son propre savoir-être qui s’en trouve peu à peu modifié.
Pour autant, des dimensions clés restent à éclairer : quel est son rôle en tant que Professionnel de l’information dans cette vision de la veille collaborative ? Selon quelles modalités, quelles pratiques, quelle organisation de travail ? Pour quel résultat, quel effet ? Pour lui ? Pour les usagers ?
Naturellement, la compréhension continue de se déployer. Et de la compréhension toujours plus aiguisée naîtra, tout aussi naturellement, l’action renouvelée.
Ainsi, prendre conscience de la face cachée de la réalité de la veille à l’heure du digital, tant sur le plan des fondamentaux et de la représentation du métier, que du savoir-faire et des modalités, c’est fortifier l’action. Et au final, accélérer l’alignement du métier de la veille avec son environnement Humain, Organisationnel et Business.
Aux termes de cette analyse en binôme, quels enseignements en tirons-nous ?
La veille, activité transversale à toutes les directions de l’entreprise (communication, marketing, achats, RH…) vit, à l’heure du digital, une transformation vers plus d’horizontalité. Le corollaire en est que tout un chacun (ou presque) effectue sa propre veille, avec plus ou moins de bonheur…
Le rôle du professionnel de l’information est alors d’accompagner chacun vers une plus grande autonomie dans ses activités de veille et de guider les organisations vers une veille, de fait, collaborative.
Mes enseignements
Pour ma part, développant depuis quelques temps déjà un accompagnement personnalisé (individuel ou collectif), des pratiques collaboratives et, de fait, un changement dans ma posture de consultante, la Boussole du métier de la Veille m’a amenée à mettre en perspective mes expériences à travers mon offre ainsi reformulée :
un accompagnement sur-mesure où tout un chacun (particulier, indépendant, salarié…), acquière son autonomie en veille et où les structures (entreprises, associations…) développent leurs capacités de veille collaborative pour, ensemble, récolter les informations justes.
Au fil des accompagnements individuels, collectifs (comme le Mouvement Apprendre Ensemble) ou d’enquêtes sur un type de situation (comme développer une activité d’indépendant, d’entrepreneur), j’ai voulu étendre la démarche ABCDE à des terrains plus vastes tel un Métier, voire plus flous tel un Ecosystème (l’enquête Solidarité fera l’objet d’une prochaine publication).
C’est avec Béatrice Foenix-Riou que l’occasion Métier s’est présentée et je l’en remercie sincèrement. C’est aussi de notre entente et de notre coopération forte qu’a émergé la Boussole du métier de la Veille. Ensemble, œuvrons avec notre puissance d’agir !
Mes enseignements
Eclairer les dynamiques sous-jacentes à un métier, c’est laisser apparaître les éléments structurels, propres au monde de l’Entreprise : vision prospective, compétences, organisation, processus… et en révéler implicitement la maturité. Tel le cycle naturel des saisons, ces éléments interagissent dans une dynamique cyclique à chaque étape de maturité du Métier dans l’Entreprise. C’est un cycle complet qui conduit naturellement au cycle suivant : une plus grande maturité de découverte, de compréhension ou d’action du professionnel pour développer son métier et, collectivement, des équipes pour développer leur structure de façon organique.
Chacun, Professionnel, Manager ou Dirigeant veillera donc à nourrir, faire grandir chaque cycle dans toutes ces dimensions pour fortifier la Puissance d’agir individuellement et collectivement, tel un jardinier prenant soin du bon développement des plantes pour accompagner la force biologique en œuvre.
Besoin de plus d’information ? Contactez-moi à l’adresse mail contact [at] abcde-ebrigant.xyz
Bravo pour cet article et la méthode décrite. C’est très enrichissant que l’on pratique la veille ou non. Lire les étapes et les résultats apporte une réflexion sur la veille et permet de repenser sa façon de faire sans nécessairement tout révolutionner. Pratiquer la méthode de la Boussole ouvre des portes mentales et permet d’élargie et d’affiner ses connaissances et ses points de vue.
Merci Béatrice!
Bravo pour le résultat !
c’est une analyse toute en finesse et en profondeur qui nous tient par le fil d’une histoire que l’on a plaisir à écouter et qui laisse songeur sur ce que l’on pourrait en faire soi même.
G. M .