Professionnaliser ses pratiques de veille : retours d’expérience de Deloitte et Taj
Le déploiement d’une solution de veille dans une structure est un process long et délicat, et ne peut se faire sans une démarche de mise en place rigoureuse.
Les retours d’expérience ont à ce titre une valeur toute particulière et c’est pourquoi nous tentons, au sein du secteur Veille de l’ADBS, de les multiplier.
Notre douzième manifestation a eu lieu en septembre 2014, dans le magnifique auditorium de Deloitte, sur le thème « Professionnaliser ses pratiques de veille ».
Lors de cet atelier, quatre professionnelles de l’infodoc ont présenté la démarche qu’elles avaient adoptée, pour mettre en place une solution de veille (en l’occurrence Digimind) au sein de leurs structures respectives :
- Sylvie Sage et Carine Poly, du cabinet d’audit et de conseil Deloitte,
- Isabelle Brasseur et Marie-Dominique Raymond, de la société d’avocats Taj.
Elles ont expliqué notamment les enjeux et objectifs qu’elles s’étaient fixés, la démarche qu’elles avaient adoptée, les outils et solutions qu’elles avaient choisis, le dispositif mis en place, les étapes du développement de la nouvelle offre de veille, son bilan (atouts et faiblesses) ainsi que les perspectives et axes de développement.
Deloitte : « le déploiement de Digimind a permis l’émergence d’une veille collaborative »
Deloitte est un cabinet d’audit et de conseil implanté dans 150 pays, qui rassemble au total plus de 200 000 collaborateurs (dont près de 8 000 en France).
Le groupe Deloitte est présent en France à travers trois marques :
- Deloitte, pour l’audit et le conseil
- In Extenso, pour l’expertise comptable
- et Taj, pour le juridique et le fiscal.
Au sein de Deloitte, le service BRC (pour Business Research Center) a pour mission de répondre aux questions des collaborateurs en interne, ces derniers ayant pour vocation de conseiller des clients appartenant à différents types d’organisations (grands groupes internationaux, institutions publiques, investisseurs, start-up, etc.), dans tous les secteurs d’activité (aviation et transports, sciences de la vie, distribution, finances…).
L’équipe du BRC, dirigée par Sylvie Sage, est pluridisciplinaire et dispersée : trois personnes sont basées à Neuilly, deux sont à Lyon et deux à Casablanca.
Leurs missions concernent aussi bien la recherche d’information et la veille que l’achat de documentation, la formation aux sources d’information et la réalisation de dossiers thématiques. Mais 80% du temps consacré à la recherche est néanmoins dédié aux recherches complexes.
Démarche de mise en place d’une plateforme de veille
C’est en 2007-2009 qu’a réellement démarré la mise en place d’une processus de veille, avec le constat que la société avait besoin d’information ciblée (et non seulement d’information), et qu’il n’y avait aucune veille structurée. Les collaborateurs effectuaient en effet leur propre veille à partir de newsletters, de flux RSS…, mais beaucoup étaient submergés par l’information. Le service BRC quant à lui comprenait à l’époque trois personnes, essentiellement chargées des recherches d’information.
En 2010, plusieurs veilles (concurrentielle, clients…) ont été mises en place avec Website Watcher, avec fourniture d’un rapport charté ; ce service a commencé à susciter des demandes de la part de collaborateurs.
En 2011, un budget dédié à la veille a été alloué par la direction et a permis au BRC de démarrer un benchmark des solutions existantes, pour mener des veilles thématiques et réaliser des études.
L’outil Digimind a été choisi en 2012. A ce jour, 36 veilles ont été mises en place ; elles sont gérées par 24 veilleurs (experts-métier) et adressées à 1 700 destinataires.
Le déploiement d’une veille se fait en plusieurs étapes, et à plusieurs niveaux.
L’équipe Veille du BRC se charge en effet :
- de définir les besoins avec les demandeurs, afin de mieux cerner la demande et de choisir une solution adaptée
- d’établir un cahier des charges, en concertation avec des experts métiers, les coordinateurs…, afin de délimiter la veille
- de paramétrer la plateforme de veille, d’effectuer des tests pour les livrables
- de former l’expert métier à l’usage de la plateforme ; c’est lui en effet qui sera le « relais veille » et assurera la sélection des informations
- d’assurer la maintenance des différents projets, de détecter les liens morts, les dysfonctionnements, etc.
- d’implémenter les nouvelles fonctionnalités propres à l’outil, et les nouvelles bases de données.
Le déploiement d’une veille nécessite en moyenne sept jours à temps plein, et se fait sur un mois ; le service Veille du BRC peut au maximum déployer deux veilles simultanément.
Les veilleurs spécialistes du domaine (expert-métier) consacrent pour leur part, en moyenne, une heure par semaine à leur veille.
Constat et objectifs
Avant le déploiement d’une plateforme de veille, les missions du BRC étaient chronophages. La veille se faisait avec un outil monoposte aux fonctionnalités limitées (Website Watcher) et la collecte comme la mise en forme des données nécessitaient un lourd travail. Les demandes d’informations étaient récurrentes. De nombreuses sources d’information étaient par ailleurs dispersées et peu exploitées.
La mise en place d’une solution de veille a permis le développement d’opportunités, avec par exemple un renforcement de la démarche commerciale, la mise en place d’outils collaboratifs et une meilleure exploitation des sources d’information.
Mais l’ambition du Business Research Center ne s’arrête pas là.
Son objectif est de faire de la plateforme, à la fois
- un guichet unique d’informations, avec une collecte de données s’effectuant à partir de sources web bien sûr, mais aussi d’agrégateurs comme Factiva, de bases comme Nomination ou Forrester, de flux RSS, de médias sociaux…, et de données internes
- une offre transverse et collaborative de veille, permettant aux collaborateurs de mutualiser leurs veilles, et ainsi de valoriser leurs expertises, de partager leurs sources, d’optimiser la réactivité et d’adopter la stratégie firme. La plateforme serait alors ouverte à tous, et chaque collaborateur aurait la possibilité de recevoir uniquement des newsletters correspondant à ses problématiques.
Un tel guichet permettrait d’autre part de valoriser les ressources documentaires, de connecter l’information externe et interne, d’élargir le périmètre et l’exhaustivité des veilles et de recouper l’information.
Un exemple de veille : la veille Agenda
Les outils que l’on choisit pour effectuer sa veille ont forcément un impact sur les résultats, et sur les livrables que l’on peut fournir. A titre d’illustration, Carine Poly a comparé les caractéristiques de la « veille Agenda » au fil des années (elle était réalisée au départ manuellement et se fait aujourd’hui avec Digimind).
L’usage d’une plateforme de veille a permis notamment d’étendre la couverture géographique de la veille (elle était au départ limitée à la région Rhône-Alpes, puis s’est étendue au Sud-Ouest, à l’Ouest…) et surtout de prendre en compte un plus grand nombre d’événements.
Le nombre de manifestations signalées est ainsi passé
- de 76 en 2007 à 146 en 2009 (surveillance manuelle)
- de 117 en 2010 à 149 en 2011 (Website Watcher)
- de 389 en 2012 à 528 en 2013 (Digimind).
Les livrables ont aussi évolué et ont été notablement améliorés sur le plan graphique. Mais surtout, leur réalisation est automatique, quand elle se faisait manuellement auparavant.
Bilan et axes de développement
Au final, le déploiement de la plateforme de veille a été à l’origine de la professionnalisation du service.
Ce déploiement a certes demandé un gros investissement en temps (tant au sein de l’équipe qu’en interne), mais il a permis d’optimiser le processus de collecte et de diffusion des informations, et est à l’origine de l’émergence d’une veille collaborative.
L’objectif est d’ailleurs de fédérer une communauté de veilleurs, avec partage de best practices, etc
Enfin, cette professionnalisation a un impact sur le fonctionnement même du Business Research Center, qui devrait devenir une agence interne et proposer des services payants, en facturant notamment ses prestations de veille.
Taj : « un bilan plutôt positif, avec une valeur ajoutée indéniable pour les livrables »
Le cabinet d’avocats Taj fait partie du groupe Deloitte et rassemble 455 collaborateurs, dont 56 associés. Ses missions concernent principalement la fiscalité individuelle et celle des entreprises.
Afin de pouvoir offrir à leurs clients un environnement juridique et fiscal, les collaborateurs ont donc besoin de bien connaître le droit et ses évolutions.
Pour leur fournir les informations nécessaires, le service documentation, composé de quatre personnes, procède à un balayage systématique de toutes les sources du droit : lois et règlements produits par les institutions, jurisprudence des tribunaux, doctrine des éditeurs…
Si le service documentation est en charge de la veille juridique et fiscale, l’activité de veille est néanmoins dispersée et disparate au sein de Taj. Le comité technique effectue ainsi sa propre veille sur la loi de finances, les collaborateurs mènent leur veille personnelle, et le service communication est en charge de la veille eréputation, mais aussi de la veille clients et de la veille concurrentielle.
Le processus de veille du service documentation
La principale activité du service documentation était au départ l’alimentation des bases de données. Le travail était considérable mais peu visible.
Pour tenter de se repositionner, le service a procédé à de nombreuses enquêtes marketing auprès des collaborateurs. Celles-ci ont permis d’analyser leurs besoins en termes de veille et de cerner leurs attentes. Différents produits et services ont alors été définis pour répondre à ces attentes.
Quatre produits documentaires ont ainsi été mis en place, pour des cibles différentes :
- Doc@Lire est un produit documentaire hebdomadaire envoyé à l’ensemble du cabinet, qui rassemble les meilleurs articles issus des revues juridiques ; afin de respecter les droits d’auteur, seules les références bibliographiques accompagnées d’un résumé de l’article sont mentionnées ;
- Sit-Off* est un produit de veille quotidien envoyé aux collaborateurs, qui rassemble toute l’actualité publiée sur les sites officiels ;
- L’Expresso est une revue de presse réalisée quotidiennement à partir de Factiva, avec « 10 articles à 10 heures ». Elle est adressée aux associés et est très appréciée des avocats. Ce produit est pérenne dans le temps
- une Veille juridique et fiscale est enfin envoyée deux fois par semaine au Comité technique. Celui-ci fait sa propre analyse des informations et de la jurisprudence présentes dans cette veille, et envoie ensuite cette analyse aux associés et aux collaborateurs.
En complément de ces produits documentaires, le service documentation réalise des dossiers, effectue des recherches d’information, etc.
Isabelle Brasseur a résumé en une infographie l’activité de son service, au cours de l’année 2014.
Panorama historique des outils de veille utilisés
Comme dans de nombreuses entreprises, les outils de veille gratuits ont pendant un temps été privilégiés. Le service documentation effectuait ainsi sa veille à partir de newsletters et de fils RSS et utilisait, avec un compte commun, l’agrégateur Bloglines (avant de changer pour Google Reader), en complément de Delicious et de Diigo. Mais les résultats n’étaient pas toujours satisfaisants, en termes d’exhaustivité.
En 2010, l’équipe a donc réalisé un benchmark des outils de veille payants. Trois outils ont été sélectionnés et analysés plus en détail (AMI Software, Digimind et KB Crawl), mais l’investissement financier nécessaire les a conduit à abandonner le projet.
En 2012, ce projet a pu renaître avec Digimind, car Taj a eu alors la possibilité de se greffer sur le contrat de Deloitte.
Cela étant, si tous les collaborateurs de Taj font de la veille, seul le service documentation a choisi de prendre une licence avec Digimind. Les autres services (comité technique, service communication…) ont opposé une « résistance » au partage de l’information, et ont préféré ne pas utiliser la plateforme de veille, pour le moment du moins.
Retour d’expérience sur la mise en place de Digimind chez Taj
Le déploiement de la plateforme Digimind s’est déroulé sur dix mois, en trois étapes.
• Le projet a été lancé de juin à septembre 2013, par une équipe confiante dans la démarche, qui avait pour volonté de développer la veille. le catalogue des sources à surveiller était d’autre part déjà constitué. Taj n’a dont pas utilisé le service « Digimind Content Factory », qui met à disposition une sélection de sources qualifiées par des experts, mais pour lesquelles il est impossible de personnaliser le paramétrage.
• La mise en place proprement dite de Digimind s’est effectuée d’octobre 2013 à mars 2014, et s’est révélée plus difficile que prévue. La première difficulté était liée à l’organisation des sources dans le portail. Celui-ci était « vierge » et il fallait intégrer des packs de sources, sans qu’il y ait forcément de liens entre les sources surveillées. Or, dans Digimind, les sources doivent être classées par thèmes, quand les sources surveillées en fiscalité couvrent tous les thèmes… Il a donc fallu s’adapter à l’outil, en créant par exemple des packs de sources à l’intérieur de chaque onglet thématique.
L’équipe a d’autre part été confrontée à des difficultés techniques, pas forcément inhérentes à Digimind. Certains sites par exemple (comme Curia) se prêtaient mal à la surveillance. Pour d’autres sites (comme Legalnews), accessibles avec mot de passe, il a fallu développer des connecteurs spécifiques, impliquant des coûts supplémentaires. Enfin, quelques problèmes de fiabilité ont été rencontrés, comme le non signalement d’informations importantes parues sur des sites officiels, ou l’affichage incomplet (et donc inutilisable) d’informations issues de fils RSS (pour le Journal Officiel de l’Union Européenne notamment).
Pour Isabelle Brasseur, il est important de garder à l’esprit que l’on ne peut faire totalement confiance à un logiciel de veille. L’usage d’un outil comme Digimind n’exclut pas la surveillance directe de certains sites.
• L’exploitation de Digimind enfin a pleinement démarré en avril 2014, mais pendant plusieurs semaines, l’équipe a utilisé de façon concomitante Digimind et les outils gratuits, de façon à vérifier que tout était bien pris en compte.
Des modèles de livrables ont été intégrés dans Digimind pour les deux produits de veille Sit-Off* et Veille juridique et fiscale.
Au final, malgré un démarrage un peu difficile, le bilan se révèle plutôt positif. Une réelle valeur ajoutée réside notamment dans la génération des rapports et l’intégration d’un template, qui permettent de générer un rapport livrable final automatiquement. C’est sans doute là que le gain de temps est le plus important.
Comptes-rendus des précédentes manifestations du Secteur Veille de l’ADBS :
- Visite et retour d’expérience dans un contexte industriel – SNCF (11 avril 2014)
- Recherches sur Internet : Y a-t-il une vie sans Google ? (4 décembre 2013)
- Les nouveaux métiers de la veille : le cas des veilleurs en e-réputation (31 mai 2013, en collaboration avec Solaci)
- Comment améliorer la diffusion de sa veille (6 décembre 2012, en collaboration avec le secteur Santé)
- Quels outils de veille pour quelles pratiques ? Retours d’expériences sur cinq outils (19 juin 2012, en collaboration avec les secteurs Education et Coopération-Développement)
- La mise en scène de l’information au service de la veille et du KM (1er juin 2012)
- Méthodologies de recherche efficaces sur Internet (8 mars 2012)
- Enjeux et opportunités des réseaux sociaux d’entreprise (en collaboration avec le secteur Economie, 17 novembre 2011)
- Google : trucs et astuces pour les pros de l’infodoc (en collaboration avec le secteur Education, 13 septembre 2011)
- Mettre en place une veille avec les outils du Web 2.0 (15 juin 2011)
- Boostez vos recherches sur Internet (en collaboration avec l’ADBS Rhone-Alpes, 15 avril 2011)
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